Les tautaulogues
Vendredi 26 juillet 2024
La tautologie est une figure de rhétorique, qui définit un être ou une chose par son nom.
Mon sergent au 4ème RIMA de Fréjus faisait de la tautologie :
– Quand tu es dans l’infanterie de Marine, disait-il, tu es dans l’infanterie de Marine.
La plupart du temps, la tautologie, c’est bête comme la mort. « Stat rosa pristine nomine, nomina nuda tenemus ». On croit que c’est malin parce que c’est dit en latin, mais c’est bête comme la mort. On appelle une rose une rose parce que c’est une rose.
Hier nous placions les 398 tapis de sol pour le Grand Tournoi, activité éreintante et débilitante, mais bonne pour le coeur, le souffle et l’esprit d’équipe. À cette occasion, j’ai vécu un grand moment de tautologie.
– Quand c’est fini, c’est fini, a dit Wesley, en débouchant une bière sans alcool avec les dents.
– Salut les poteaux, a dit Sylvain en arrivant, l’heure c’est l’heure.
– Le boulot, c’est le boulot, ai-je dit d’un air sévère, en indiquant un tapis qui déparait l’harmonie des 397 autres tapis.
– Un petit décalage, ce n’est qu’un petit décalage, a dit Erwan, l’air innocent.
– Quand j’ai dit non, c’est non, ai-je répondu, en rappelant que j’étais le capitaine de la division Régionale, et que le capitaine c’est le capitaine.
À ce moment, Luther a haussé les épaules, et Erwan et Fabrice ont entamé une discussion pas du tout tautologue sur les 380 V de la salle, qui permettaient de facturer moins d’ampérage mais laissait EDF se rattraper sur le tarif de l’abonnement. Je suis sorti avec un gros mal de tête.
Dehors, deux joueurs d’échecs analysaient une partie, vite fait :
– Quand ton Roi est à l’abri, disait l’un, ton Roi est à l’abri.
De la Tautologie ! Je suis donc resté !
Coplas a la Muerte de su Padre
Samedi 27 juillet
Quelques vers de ce très vieux poème de Jorge Manrique, que Paco Ibanez a mis en musique cinq siècles plus tard, pourraient illustrer la déconfiture de quelques attaques mal construites.
No mirando a nuestro dano
Corremos a rienda suelta
Sin parar.
Desde que vemos el engano
Y queremos dar la vuelta
No hay lugar.
Sans penser aux conséquences, sans jamais ralentir, nous courrons à bride abattue. Quand nous apercevons le piège et que nous voulons faire demi-tour, c’est impossible.
Donc – c’est inattendu – Pierre Southichay a réussi à désamorcer l’attaque de notre ami Loïc Travadon lors de la traditionnelle partie d’échecs simultanée qui précède le tournoi international. Loïc, comme le prévoyait Jorge Manrique cinq siècles et demi auparavant, n’a pas réussi à faire demi-tour à temps. Il a sacrifié sa Dame pour un bénéfice nul, et Pierre a arraché le Roi blanc à sa résidence d’été comme un torero arrache à sa querencia un taureau difficile.
– La chance du débutant, a dit Pierre, ébahi de sa réussite.
Non, non, Pierre ! Aux échecs, la chance n’intervient pas, sauf si un astéroïde pulvérise la salle de jeux.
Il grandira, car il est espagnol
Dimanche 28 juillet
L’opéra regorge de sophismes, ces raisonnements fantaisistes qui aboutissent à des conclusions absurdes.
Le Professeur Dulcamara, un charlatan, déclare dans L’Elixir d’Amour de Gaetano Donizetti :
– Regardez tous ces gens qui m’aiment, c’est bien la preuve que mon médicament est bon.
– Tu m’aimes, hurle Donna Anna à son amant un peu dépassé, alors tu veux la même chose que moi (la mort de Don Juan).
Mais le plus beau sophisme se trouve dans La Périchole, peut-être la meilleure œuvre de Jacques Offenbach :
– Il grandira, car il est espagnol.
Je fredonnais ça in petto, la veille du tournoi, en m’entraînant à la Partie Espagnole, inventée au XVIème siècle par Ruy Lopez, un moine dominicain qui hantait la Cour de Philippe II :
– Elle grandira, mon offensive, car elle est espagnole, tadam tadadam…
Comme de nombreux de joueurs, j’ai le plaisir et l’honneur d’héberger d’autres participants pendant cette grande compétition d’échecs. À cette occasion, chacun peaufine ses ouvertures, comme les copains de Sean Connery, dans Les Incorruptibles, graissent leurs revolvers avant leur rendez-vous avec Al Capone.
Ce soir-là, c’est André-Paul de l’Échiquier Clermontois qui me donne la réplique.
André-Paul joue la Caro-Kann ou le Système de Londres. Il ne me l’a pas dit, mais je pense qu’il tient l’Espagnole pour un vieux tromblon inventé au temps de l’Invincible Armada, une pièce de musée incapable de donner la victoire sur un champ de bataille du XXIème siècle, surtout quand c’est un vétéran qui a joué 1.c4 toute sa vie qui essaie d’actionner cette arme antédiluvienne.
Il n’a peut-être pas tort. Les Espagnoles que j’ai jouées ce soir-là ont accouché de structures de pions hideuses, des petits monstres de Frankenstein émancipés de leur créateur, et perdus sur l’échiquier.
Pas grave ! Je jouerai l’Espagnole !
– À nous deux, Ruy Lopez !
Demandez tout pour ne rien obtenir
Lundi 29 juillet
C’est le conseil de Pylade à Oreste dans Andromaque. Il est valable aussi aux échecs. Quand on attaque à tout va dans tout les coins de l’échiquier, le résultat peut la plupart du temps être mesuré par un nombre voisin de zéro.
Andromaque est d’ailleurs une parabole du jeu d’échecs. Personne n’aime Oreste, qui aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime le fantôme d’Hector. Cette poursuite infernale finit dans un bain de sang, comme aux échecs, où les embrassades et les corps à corps des pièces se résolvent dans le meurtre du Roi.
Aujourd’hui, l’esprit du théâtre et de la tragédie soufflait sur Créon. Pas seulement parce que, comme dans Macbeth, beaucoup de dames hagardes cherchaient désespérément un endroit où se laver les mains (toilettes trop rares).
Au débriefing, le soir, chez moi, où de bons camarades me font l’honneur d’accepter mon hospitalité, les discussions étaient animées. Chacun expliquait sa défaite.
Titouan, d’accord avec Pylade, accusait une gourmandise fatale, qui l’avait conduit à se gaver de pions inutiles.
Denis accusait tout simplement un coup de paresse gigantesque, qui l’avait foudroyé et rendu malléable à la défaite.
Yann disait simplement que la chaleur caniculaire avait consumé toutes les petites cellules cérébrales qui permettent, chez l’être humain, de concevoir que un et un font deux. Et il émettait de sérieux doutes sur la nature terrestre des vainqueurs à la fin de cette journée, véritablement inhumaine, mais inoubliable pour le chiffre d’affaires réalisé à la buvette grâce au rosé bien frais.
André-Paul, fidèle aux valeurs de l’Auvergne, s’est montré avare d’explications.
Quant à moi, j’ai bien négocié une Française Variante d’échange jusqu’au 40ème coup. Mais ensuite, Leo m’a bien montré que, comme dans Le Cid, la valeur n’attend pas le nombre des années. Et Don Diègue a gentiment liquidé Don Gormas – un Don Gormas déjà à moitié liquéfié par le plomb fondu qui tombait du ciel.
I’ve got my fingers crossed
Mardi 30 juillet
C’est le titre d’une chanson de variétés aux paroles plutôt stupides, écrite aux USA pendant la Grande Dépression. En 1939, le pianiste de jazz Fats Waller s’en empare et en fait un chef-d’œuvre.
C’est un peu le sort de mes parties. Elles regorgent de coups imprécis (pour les meilleures) et de grosses gaffes (pour les pires). Mais, au moment de l’analyse, un copain au gros Elo s’en empare à la façon de Fats Waller.
– Là, tu vois, me dit-il, tu n’as pas pris, et ne pas prendre, c’est très aventureux.
(Je ne suis plus un gros gaffeur, mais un aventurier, Magellan qui essaie sans carte de trouver un passage vers le Pacifique !)
Il continue :
– Là, tu t’es lancé dans une offensive dangereuse sans possibilité de replier tes pièces lourdes.
(Comme Cortés ! Cortés qui brûle ses vaisseaux sur les plages mexicaines pour s’obliger à conquérir le Mexique !).
Il conclut :
– Et là, tu t’es obstiné à passer par le centre alors que la solution était aux ailes.
(Comme Napoléon, qui a jeté toute sa Cavalerie à Waterloo sur les carrés de Wellington !)
Un long silence se fait. Par contre, signale le copain, si tu avais joué 18.Dh5, ça aurait été vraiment génial.
Vous avez compris, les futurs Carlsen ? La prochaine fois, jouez 18.Dh5, c’est génial.
Bon, pour revenir à ce mardi 30 juillet, il n’y a a eu que des choses positives :
Denis a trouvé que j’avais VRAIMENT fait une partie correcte.
Maxime a gagné le matin grâce à une superbe structure de pions
Luther a gagné le matin grâce à deux Cavaliers de feu.
Et l’après-midi, grâce à un miracle (selon lui), Bernard m’a pardonné d’avoir cafté à l’arbitre, je n’ai perdu aucun joueur malais pendant que Denis n’égarait aucun joueur indien… Le bonheur !
Un grand merci aux filles de la buvette, aux sourires toujours aussi étincelants, malgré les 4568°C du thermomètre !
The happiest the cow, the better the milk
Jeudi 1er août
Plus la vache est heureuse, meilleur est son lait. C’est ce qui est écrit, au Pays de Galles, sur les emballages de lait concentré sucré.
Et plus le joueur d’échecs est bien dans sa peau, meilleure est son Espagnole. Je sortais guilleret de la salle de jeux en chantonnant in petto « Elle a grandi mon offensive, tadam tadadam ! », quand je croisai José, aussi gai que moi.
– Je cherche Bernard pour qu’on analyse mon triomphe,dit-il,tout sourire.
Nous nous aperçûmes que Bernard était mêlé à une discussion animée avec le Président de la Ligue, discussion qu’il était hors de question d’interrompre. Nous décidâmes alors de demander son analyse à Denis.
– Pas de problème, dit-il, mais je vais d’abord voir où en sont mes Indiens, puisque je suis devenu leur chauffeur de taxi inamovible.
Nous vîmes alors que le Président de la Ligue marchait esseulé, et nous repensâmes à la solution Bernard. Mais celui-ci, cramponné à la buvette, tenait à Arnaud des propos incompréhensibles sur les bienfaits du vin rosé et les méfaits de la délation.
Mais Denis était revenu de son voyage en Inde ! Seulement voilà : José, captivé, était désormais indéboulonnable de l’écran géant qui retransmettait les Jeux Olympiques, où un sport bizarre à base de vélo le fascinait.
Je pensai aux fêtes de Bayonne de ma jeunesse. Régulièrement, nous déjeunions le vendredi midi au bar-restaurant Sainte-Cluque, à côté de la gare, dans le quartier Saint-Esprit. Parmi nous, une grande quantité d’arbitres de rugby, donc normalement, des gens disciplinés, et pourtant !
Juste avant de passer à table, Gilles Peynoche, futur Président de l’ASB, disait :
– Et cette année, ne vous comportez pas comme l’année dernière, à 16 heures, je vous veux tous place Saint-André aux courses de vaches !
Et, régulièrement, après avoir mangé, nous nous égrenions sur le pont Saint-Esprit ou dans la rue Bourgneuf, où nous croisions tant de copains, d’amies ou d’inconnus. Jamais au cours des ans, nous n’atteignîmes la place Saint-André.
Revenons au présent. En ce 1er août inoubliable, la tente tenant lieu de salle d’analyse fut hors d’atteinte, autant que la place Saint-André l’était au temps de ma jeunesse.
– Donc, l’essentiel, les gars, ai-je dit à l’heure du petit-déjeuner le lendemain de ces parties qui ne seront jamais analysées, l’essentiel n’est plus de gagner le match. C’est d’arriver à en parler avec quelqu’un.
Ça va rater !
Vendredi 2 août
1964. La télévision, en noir et blanc, n’a qu’une chaîne. Moi, j’ai 8 ans, et je regarde fasciné Les Aventures de Zorro. Régulièrement, le sergent Garcia expose à son subordonné son dernier plan pour capturer le justicier masqué.
– Ça va rater, Sergent, répond le caporal Reyes.
1967. J’entre en 6ème, on m’y fait lire l’Iliade. Je reviendrai de Troie couvert de gloire, mère, déclare Achille.
– Ça va rater, fiston, répond Thétis, qui sait confusément qu’elle a oublié quelque chose de capital, le jour du baptême du gamin.
1969. Je découvre avec un bonheur ineffable l’existence du journal Pilote et du vizir Iznogoud, obsédé par son plan génial pour débarquer le calife qu’il veut remplacer.
– Ça va rater, patron, répond invariablement son fidèle homme de main, Dilat Larat.
Donc, toute ma jeunesse, j’ai été éduqué à la méfiance et au pessimisme. Certains, des intellos, ont été biberonnés à l’optimisme dès l’adolescence, avec comme parrains Leibniz, Kant et Spinoza. Moi, les fées qui se sont penchées sur mon berceau sont, plus modestement, Dilat Larat, Thétis et le caporal Reyes.
Ce vendredi, cette sinistre fatalité semblait accompagner mon Anglaise. Est-ce que ça allait rater ?
Match nul ! Comme beaucoup d’autres joueurs, bizarrement, ce jour-là !
Maylis était heureuse de son match nul, qui concluait heureusement une Sicilienne où elle s’était lancée avec beaucoup d’insouciance.
Aurora, au contraire, en était mécontente, car cette nullité saccageait les espérances qu’elle avait mises dans une variante de l’Écossaise absolument diabolique.
Pour Maxime aussi c’était clairement un échec, mais Maxime aime par-dessus tout, je crois, les belles parties bien menées avec un résultat clair, et il n’a sans doute pas tort.
Quant à moi, j’ai imposé à mon adversaire un jeu plus fermé que les caves de la Banque de France. Ce ne fut pas Waterloo, aurait dit Jacques Brel, mais ce ne fut pas Arcole.
Comme une apothéose
Samedi 3 et dimanche 4 août
L’odeur de café et de pain grillé emplissait la cuisine. C’était l’aube, l’heure des conversions et des grandes résolutions.
– Dès aujourd’hui, je jouerai positionnel, annonça Denis d’une voix grave. Mais il faut que je fabrique du Vauban, et pas de ligne Maginot. Plus d’épopée, de la forteresse, mais de la forteresse de qualité : d4. Et puis après ? Le Système de Londres !
– Et si tu as les Noirs ?
– La Hollandaise ! Stonewall ! Le Mur de Pierres !
En écoutant Denis, j’exultais. J’avais enfin converti quelqu’un à ma mentalité pantouflarde de conquistador retraité.
Le Bertrand Du Guesclin de l’Aviron Bayonnais était devenu un paisible sédentaire. Mon chat Juju, rassuré par cette conversion, vint se vautrer sur les genoux du guerrier assagi.
Cet après-midi-là, Denis tint sa promesse et joua positionnel. Mais jouer positionnel face à un as de la Caro-Kann comme Olivier équivaut à attaquer un tigre avec un lance-pierre.
Il me fut bien difficile de distinguer, dans les « abrazos » au comptoir de la buvette, qui avait gagné et qui avait perdu. Je pensai aux articles de l’Équipe d’Antoine Blondin, qui affirmait que, même avec une bonne vue, les verres de contact étaient indissociables du sport, spécialement au comptoir du bar à côté du stade.
C’est valable aussi pour les échecs. Qu’importe le résultat, pourvu que nous puissions faire la connaissance de personnes de qualité, amoureuses de la jeunesse éternelle procurée par ce sport merveilleux.
Wesley ne m’en voudra pas si je conclus en disant que le plus beau trophée que nous emportons ne fait pas partie des belles coupes de bronze qu’il a commandées. C’est le souvenir du sourire et de la gentillesse des filles de la buvette. Bravo à elles !
À bientôt les futurs Carlsen ! Mangez des pâtes !
Jean-Michel Labourdique