Les Divergents
Amédée Domenech, célèbre pilier de l’équipe de France de rugby des années 50, classait les joueurs en deux catégories : ceux qui déménagent les pianos (les avants) et ceux qui en jouent (les trois-quarts). Ernest Hemingway, lui, classait les toreros en deux camps antagonistes : les « cyniques », qui se considèrent comme des professionnels du spectacle, et les « dévots », qui se voient comme des artistes.
Dans ce monde bizarre, où la mode internationale est d’enfermer les gens dans des petites cases, certains joueurs d’échecs ne font pas exception. Déjà, en son temps, Bobby Fischer avait proposé un classement simple : d’un côté les poules mouillées qui jouent 1.d4, et de l’autre côté les vrais joueurs. Mais Fischer, comme la plupart des génies, a dit beaucoup de bêtises.
Je crois que les joueurs d’échecs sont des Divergents. Je fais là un clin d’œil aux jeunes du club, qui aiment la même science-fiction que moi et qui ont lu la trilogie de Veronica Roth ou vu son adaptation au cinéma. Comme mademoiselle Prior dans le film, les vrais joueurs ne rentrent dans aucune case.
Paisibles joueurs d’Anglaise (comme Emma quand elle a les Blancs), ils deviennent des inconditionnels de l’attaque dans la Sicilienne (comme Emma quand elle a les Noirs). Positionnels quand ils jouent contre des tacticiens (comme Wesley, l’auteur de la pseudo-Rossolimo), ils deviennent tacticiens quand ils jouent contre des positionnels (quand Wesley affronte l’Anglaise d’Emma, par exemple).
Certains, iconoclastes et révolutionnaires comme pouvait l’être Fischer, leur Dieu, s’assagissent, achètent des cravates sobres et passent les concours d’arbitres de la FFE. Etc, etc, etc. Tous des êtres humains parfaits, inclassables, capables de faire un joyeux pied-de-nez aux algorithmes bêtes.
En conclusion, quelques vers d’un poème de Juan Goytisolo :
Erase una vez
Un lobito bueno
Al que maltrataban
Todos los corderos.
Y habia también
Un principe malo
Una bruja hermosa
Y un pirate honrado.
(Il était une fois un gentil loup torturé par tous les agneaux. Il y avait aussi un prince méchant, une chouette sorcière et un pirate honorable.)
Vive les Divergents !
A bientôt, les futurs Carlsen ! Mangez des pâtes !
Jean-Michel Labourdique